Le terme « bidonville » est vraisemblablement apparu au Maroc à Casablanca au cours de la crise mondiale des année 30 afin de désigner un habitat précaire, spontané, fait de bric et de broc (avec des bidons d’huile d’olive qui, dépliés et assemblés, permettaient de construire un abri plus ou moins étanche aux intempéries, sur un terrain occupé illégalement. Mais son usage, dans la langue française, date des années 50 et concerne aussi bien les taudis du tiers monde que les quartiers illégaux aux bords des villes françaises.
On peut cependant faire remonter le phénomène de bidonville au début du 19ème siècle lorsque s’entassent, autour des grandes agglomérations européennes, les premiers quartiers taudis des ouvriers. C’est en effet au cours de la première révolution industrielle que l’Europe connaît un exode rural massif qui va entraîner un réel engorgement des villes. La population ouvrière, bien trop importante pour les capacités urbaines, venait s’agglutiner dans des logements de fortune autour des usines situées en périphérie du centre historique. Ce phénomène se résorba peu à peu lorsque patrons et politiciens prirent conscience du problème et unirent leurs efforts pour créer des logements ouvriers ou sociaux, et mirent en place des aides à la pierre et des aides au logement.
Puis l’Europe connaîtra une deuxième grande phase de bidonvilisation, après la seconde guerre mondiale, avec les vagues d’immigrants généralement issus du Maghreb. Une nouvelle fois les villes seront incapables d’accueillir ses populations pauvres qui s’installeront une nouvelle fois sur les terrains vagues à la périphérie des grandes agglomérations. L’exemple le plus connu en France est le bidonville de Nanterre qui a accueilli des immigrants principalement algériens. Les premières baraques se sont construites en 1953 et en 1962, plusieurs dizaines de milliers de familles vivaient dans ce qui fut le plus grand bidonville de France, à quelques mètres des logements sociaux. D’un côté un certain confort, de l’autre, boue, rats, incendies, déchets. De nombreux pays du Nord, qui continuent d’accueillir les populations immigrées, sont encore le théâtre d’une certaine bidonvilisation.
Dans les pays en voie de développement, deux facteurs
se combinent pour engendrer le phénomène de bidonvilisation à
partir des années 1950, 1960.
Le premier est la paupérisation des campagnes. En effet, pour beaucoup
de gouvernements qui viennent de récupérer leur indépendance
après de nombreuses années de tutelle coloniale, le développement
du pays passe par la croissance du secteur secondaire et tertiaire. «
La plupart des gouvernements du Tiers-monde égaré par l’idéologie
industrialiste (sous sa forme marxiste ou libéraliste), ont voulu copier
les pays riches et sacrifié leurs agriculteurs. » Leur politique
mise donc sur un développement urbain au détriment des zones rurales.
Délaissés, bousculés par la pression démographique,
les paysans se rendent de mieux en mieux compte qu’ils ne maîtrisent
ni leurs outils de travail, ni la terre, ni la capitalisation de leurs produits.
Leur statut est totalement dévalorisé, la misère gagne,
la ville devient alors pour beaucoup d’agriculteurs leur seule possibilité
de survie. Voici les propos d’un agriculteur coréen : « les
conditions de vie des paysans coréens sont pires que celles des animaux
domestiques dans les zones urbaines. Le traitement injuste qu’on nous
réserve ne revient à rien d’autre qu’à nous
dire de mourir ».
Le deuxième facteur, totalement lié au premier, est l’image
que véhicule la ville. Elle est présentée comme un lieu
dynamique d’émancipation qui permet des revenus plus importants.
C’est aussi le lieu où l’on peut accéder aux attraits
de l’occident. En venant participer à la ville, les populations
rurales ont l’impression de sortir de l’impasse de la campagne et
de pénétrer dans un monde de perspectives. Le désenchantement
est malheureusement aux portes de la ville…
Les conséquences de cette migration vers les grandes villes sont en effet assez dramatiques car l’offre en logements est nettement inférieure au flot de population qui débarque dans les villes. L’unique solution pour ces migrants qui arrivent sans épargne se situe en fait hors de la ville. Construire une baraque au plus près des foyers d’emplois, telle fut la première réaction de ces paysans rejetés par la ville. Apparurent donc, dans tous les « vides urbains » et en périphérie, des poches d’habitats spontanés où règne une insalubrité totale. Au début la ville les acceptait car c’était une source de main-d'œuvre indispensable pour le développement des entreprises et de l’industrie.
Il est intéressant de noter que certains pays du tiers monde comme la Chine, le Sri Lanka ou la Birmanie ont su éviter la bidonvilisation de leurs agglomérations car ils ont conservé une politique ne dévaluant pas le travail des agriculteurs. Ce sont donc des états qui ont pu continuer à nourrir leur population et qui n’ont pas été obligé de recourir à l’importation pour l’alimentation. Dans ces pays, les campagnes ne se sont donc pas vidées comme une peau de chagrin pour se déverser de manière chaotique dans les villes, et globalement la population ne souffre pas de malnutrition. L’alimentation restant le premier problème mondial.
On aurait pu croire que les bidonvilles, apparus soudainement,
allaient doucement se résorber en s’intégrant progressivement
dans les nouveaux tissus urbains ; mais au contraire, le phénomène
n’a cessé de grandir.
Le taux d’urbanisation dans les pays en voie de développement augmente
d’une manière considérable d’une année sur
l’autre. Le pourcentage de population urbaine dans ces pays pauvres est
passé de 27% en 1975 à près de 41% en 2000. En outre on
constate que les villes millionnaires, voir dix-millionnaires sont de plus en
plus nombreuses et les mégapoles des pays développés sont
rattrapées par celles du Sud. Ce sont ces villes qui sécrètent
taudis et bidonvilles. Or le pourcentage de la population de ces villes dans
la population urbaine totale est passé, entre 1975 et 2000, de 22 à
51 % en Afrique, de 30 à 46% en Asie du Sud, de 36 à 42% en Asie
orientale et de 37 à 48% en Amérique latine. En 25 ans, un milliard
de citadins s’est rajouté, et la plupart dans les grandes villes
avoisinant ou dépassant le million d’habitants . Bernard Granotier
parle d’une véritable « macrocéphalie urbaine ».
Le problème majeur est que la croissance des bidonvilles est presque
toujours plus forte que celle de la ville.
Nous l’avons vu, l’augmentation de la population
des bidonvilles de part le monde est essentiellement due à l’exode
rural massif qui ne diminue pas car les campagnes connaissent toujours une grande
misère et une forte pression démographique. Les pays occidentaux
n’ont-il pas connu aussi cette très forte urbanisation au 19ème
siècle ? Ne peut-on pas appliquer les mêmes bonnes solutions et
éviter les erreurs déjà faites ? Les analogies sont au
premier abord nombreuses : exode rural, concentration urbaine de pauvres jouxtant
des quartiers riches, marginalisation sociale, insalubrité des «
logements », saleté…
Mais les similitudes s’arrêtent là. En effet le contexte
des bidonvilles de l’Europe du 19ème siècle est très
différent de celui que nous connaissons aujourd’hui dans les pays
en voie de développement. En Europe, la révolution agraire permettait
d’améliorer les rendements et dégageait un surplus économique
favorisant l’accumulation du capital industriel et la libération
de force de travail pour les usines. Au contraire dans les pays en voie de développement
la migration dans les villes se fait sans création significative d’emplois
et la production primaire n’est pas suffisante pour le pays qui est obligé
d’importer son alimentation. La population migrante éprouve donc
d’énormes difficultés pour s’insérer économiquement
et socialement dans la ville.
De plus, les villes industrielles européennes dont l’urbanisation
était ancienne bénéficiaient d’une base et de structures
beaucoup moins fragiles que de nombreuses villes du Tiers-monde qui se montrent
souvent très vulnérables vis-à-vis d’une croissance
qu’elle ne contrôle pas.
En outre, les données démographiques urbaines sont fort différentes.
La fécondité est généralement bien plus forte que
ce qu’ont connu les villes européennes (les femmes africaines ont
souvent plus de 6 enfants) et grâce aux avancées de la médecine,
la mortalité infantile est plus faible. L’accroissement naturel
des populations des bidonvilles des pays en voie de développement est
par conséquent très élevé. Il est d’ailleurs
plus élevé dans le bidonville que dans la ville car la population
y est souvent moins éduquée et issue d’une culture plus
traditionnelle. A cela s’ajoute l’accès aux moyens contraceptifs
quasi inexistants.
Noël Cannat résume bien la situation actuelle :
« C’est d’abord la misère rurale qui emplit les bidonvilles.
Puis l’accroissement naturel prend le relais »
La démesure du phénomène de bidonvilisation ainsi que le
contexte urbain, économique et social dans lequel il s’insère,
rend obsolète les solutions qui avaient été apportées
autrefois en Europe avec la construction de cités ouvrières ainsi
que de projets des patrons paternalistes et des réformateurs sociaux.
Pour l’instant la politique du logement pratiquée par les pays
en voie de développement est souvent restée très secondaire
et inefficace. Enfin aucune politique pour restaurer l’attrait des campagnes
et pour améliorer la condition des agriculteurs n’a réellement
été mise en place. Par conséquent les milieux ruraux ne
cessent de se vider. Ainsi beaucoup de bidonvilles qui étaient auparavant
des poches de misère sont devenus des quartiers entiers, voire des «
villes » entières d’habitats précaires. De plus, de
nombreux nouveaux bidonvilles se sont créés à l’extérieur
de la ville, parfois à plusieurs kilomètres, à des endroits
où leur croissance n’est pas limitée.
Schéma des étapes de la bidonvilisation dans les agglomérations des pays en voie de développement
|
||||||||
|
La notion de limite de la croissance pour un bidonville revêt
deux significations.
La première est la limite physique, dans le sens où il peut être
limité par une topographie accidentée, un cour d'eau, une infrastructure
(autoroute, chemin de fer), ou par des éléments de la ville elle-même.
La deuxième signification est la limite imposée par les forces
de l'ordre, dans le sens où à tout moment, les autorités
peuvent décider de détruire une partie ou la totalité d’un
bidonville. Leur histoire est en effet jalonnée d’expulsions ponctuelles
et massives. Beaucoup de gouvernements ont cru au début régler
le problème des bidonvilles en détruisant les baraques et en expulsant
ses habitants. Bien entendu ces bidonvillois totalement démunis allaient
systématiquement s’installer ailleurs et un nouveau bidonville
se créait un peu plus loin. Beaucoup de « vieux bidonvilles »
(créés il y a longtemps et maintenant rattrapés par la
ville), situés à une trop grande proximité du centre ville
ont été totalement détruits car ils nuisaient à
l’image de la ville. Ainsi des raisons souvent purement touristiques ont
mené au déguerpissement de milliers de familles. Parfois ce sont
des raisons foncières qui interviennent. La ville s’étend
et le bidonville situé auparavant aux franges de la ville acquiert progressivement
une valeur foncière importante et les investisseurs font pression sur
les autorités afin qu’elle libère le terrain.
Pour la plupart des habitants des bidonvilles, l’expulsion est une véritable
peur au ventre, une peur qui empêche d’avancer. L’expulsion
accroît considérablement l’aspect précaire du bidonville.
La prise de conscience de l’importance du phénomène de bidonvilisation dans les pays en voie de développement est relativement récente. On a cru pendant longtemps que ce type d’habitat spontané resterait marginal et qu’il était une étape du développement du Tiers-monde. L’évolution rapide de la bidonvilisation a rapidement démontré que nous étions les spectateurs d’un phénomène de société planétaire et que les pays les plus touchés seraient incapables de résoudre seuls le problème.
Avec la création du centre des Nations Unies pour les
établissements humains à l’occasion de la conférence
de Vancouver de 1965, les Nations Unies répondent pour la première
fois à la demande des pays du Tiers-monde, depuis la fin des années
40, par une assistance technique en matière de logements et services.
Peu opérationnel à cause d’un manque de moyens, c’est
néanmoins grâce au centre des Nations Unies pour les établissements
humains que l’opinion mondiale a commencé à prendre conscience
de la prolifération des bidonvilles dans les villes du Tiers-monde.
En 1972, la Banque mondiale s’engage dans les trames
d’accueil. C’est un des premiers grands pas d’un organisme
international vers le problème de l’habitat précaire. La
trame d’accueil consiste à viabiliser un terrain, le diviser en
lots et à aider l’auto-construction.
Mais c’est en 1976 qu’une réelle prise de
conscience se met en place autour du phénomène de bidonvilisation
de la planète avec la conférence de Vancouver sur l’habitat
humain. « Pendant 10 jours décideurs et spécialistes de
131 pays, soit environ 10 000 personnes, se penchèrent sur l’état
de santé des villes, avec une attention particulière pour les
secteurs pauvres en milieu urbain dans le Tiers-monde. […] Des personnalités
comme […] l’égyptien Fathy ou mère Teresa de Calcutta
-qui devait obtenir trois ans après un prix Nobel de la paix pour son
action dans les bidonvilles - s’adressèrent directement à
l’opinion publique mondiale. » La conférence est aussi connue
sous le nom d’Habitat I, elle débouche sur un consensus international
de trois textes fondamentaux et sur sur la création du Programme des
Nations Unies pour les établissements humains (PNUEH) en 1978. Les deux
tiers de l’humanité sont alors toujours ruraux. Ses objectifs sont
de promouvoir les villes à caractère social et environnemental
et de fournir à chacun un logement digne.
1996 : Conférence d’Istanbul, aussi connue sous
le nom d’Habitat II. La moitié du monde est alors urbain.
2001 : La dernière conférence organisée
par le PNUEH et par le Gouvernement du Maroc a eu lieu à Marrakech.
Depuis une quarantaine d'année, de nombreuses ONG des pays du Nord se
sont aussi créées pour combattre la misère dans les bidonvilles.
Elles ont mené beaucoup d’actions sur le terrain et ont permis
de se rapprocher des populations et de mieux comprendre leurs besoins. Elles
ont surtout stimulé la création d’ONG à l’intérieur
des pays victimes de bidonvilisation, que certains appellent endogènes
(les ONG internationales ou extérieures étant qualifiées
d’exogènes).
Malgré les efforts et les actions générés par les institutions internationales, les multiples ONG et les gouvernements, les moyens mis à la disposition du logement urbain restent très insuffisants. Un exemple frappant a été donné par Barbara Ward en 1976. Elle estimait que 12 milliards de dollars suffiraient pour faire face aux besoins immédiats de logement dans le Tiers-monde, alors que les 152 pays membres de l’ONU dépensaient la somme énorme de 400 milliards de dollars pour la course aux armements ! Aujourd’hui la part des engagements financiers dédiée au logement a augmenté mais reste largement insuffisante pour relever le défi de l’habitat précaire. Cette remarque est valable pour les institutions internationales et surtout pour les gouvernements dont le pays est victime de bidonvilisation.
|
Niveaux d’urbanisation (%) |
Population
urbaine (en
milliers) |
Croissance annuelle (
%) |
|||
2000 |
2030 |
2000 |
2030 |
2000-2015 |
2015-2030 |
|
Pays développés |
76.0 |
83.5 |
902
993 |
1
009 808 |
0.5 |
0.3 |
Pays
en voie de développement |
39.9 |
56.2 |
1 942 056 |
3 879 585 |
2.6 |
2.8 |
Monde |
47.0 |
60.3 |
2 845 049 |
4 889 393 |
2.0 |
1.7 |
Source : ONU, étude de l’urbanisation mondiale : révision de 1999
Dans moins de trente ans, plus de 60% de la population mondiale vivra en ville. Nous serons presque cinq milliards de citadins et plus des trois quarts seront dans des pays en voie de développement. De plus, la majorité vivra dans des agglomérations de plus d’un million d’habitants dont la croissance demeure le plus souvent incontrôlée. Ces chiffres montrent l’enjeu que constitue la maîtrise du développement urbain des villes des pays en voie de développement ; certainement l’un des défis les plus importants du 21ème siècle.
|
Population
urbaine en 1993 (en
millier) |
Population
des bidonvilles en 1993 (en
millier) |
% de la population des bidonvilles en 1993 |
Population
urbaine en 2000
(en
millier) |
Population
des bidonvilles en 2000 (en
milliers) |
% de la population des bidonvilles en 2000 |
Am. du Nord |
221 739 |
2 000 |
0.9 % |
239 049 |
3 000 |
1.3 % |
Europe |
526 926 |
21 000 |
4 % |
544 848 |
25 000 |
4.6 % |
Pays du Nord |
748
665 |
23
000 |
3.1
% |
783897 |
28 000 |
3.5 % |
Afrique |
224
592 |
126
000 |
56.1
% |
297
139 |
148
000 |
49.8 % |
Asie + Oceanie |
1 143 933 |
423 000 |
37 % |
1 351 806 |
498 000 |
36.8 % |
Am Sud/Centrale |
336 326 |
87 000 |
25.9 % |
390 868 |
103 000 |
26.3 % |
Pays du Sud |
1 704 851 |
636
000 |
37.3
% |
2 039
813 |
749
000 |
37
% |
Total |
2
453 515 |
712
000 |
29
% |
2
845 049 |
837,000 |
29.4
% |
Sources : Estimations basées sur les données
des indicateurs urbains globaux de 1993 et 1998
ONU, étude de l’urbanisation mondiale : révision de 1999
En 2000, 29% de la population urbaine vit dans un bidonville.
Avec une telle proportion, nous comprenons que nous ne sommes pas en face de
problèmes marginaux mais bel et bien en face d’un phénomène
de société extrêmement préoccupant. De plus, l’évolution
du nombre de personnes vivant dans un bidonville entre 1993 et 2000 n’a
pas de raison de nous rendre optimiste. Car même si globalement la part
des bidonvilles n’augmente pas, le nombre absolu de personnes habitant
dans des lieux de misère, quant à lui, ne cesse de croître.
Il convient néanmoins de dire que ces chiffres très globaux réunissent
un ensemble de bidonvilles extrêmement différents. Tous les bidonvilles
n’ont pas la même situation, le même degré de misère.
Par contre ces chiffres sont souvent à rehausser car il est difficile
de recenser des populations clandestines et les gouvernements ont tendance à
les minimiser.
La taille des bidonvilles
Si le nombre de bidonvilles augmente, c’est aussi et
surtout leur taille qui ne cesse de croître. En effet, la macrocéphalie
urbaine des pays en voie de développement est d’autant plus visible
dans les villes où les bidonvilles grandissent plus vite que les structures
urbaines organisées. Par exemple, le plus grand bidonville d’Asie
qui se trouve à Bombay, a depuis 1950, grandi deux fois plus vite que
la ville formelle avec une croissance moyenne de 8% contre 4% pour la ville
de Bombay. Aujourd’hui, ce bidonville compte un peu plus d’un million
d’habitants. Ce n’est plus un regroupement de baraques mais des
structures qui recouvrent plusieurs centaines d’hectares. Des structures
homogènes, compactes, sans équipements urbains ou presque, qui
deviennent par leurs proportions gigantesques totalement inhumaines. Les déchets
ne peuvent plus être réellement évacués, chaque problème
est multiplié et le manque de sécurité à l’intérieur
du bidonville grandit. C’est comme si la ville de Marseille devenait un
champ de baraques sans voies carrossables, sans réseau d’égout
enterré, sans équipements urbains, sans contrôles, etc…
Autant dire que résoudre des problèmes à cette échelle-ci
est extrêmement difficile et demande la mise en œuvre de moyens importants
ainsi que de nombreuses compétences.
Et cette situation n’est pas particulière à l’Inde,
des agglomérations africaines et latino-américaines sont aussi
affublées de bidonvilles millionnaires.
Dans le tableau précédent, il est important de
distinguer les différents bidonvilles suivant leur localisation.
Un bidonville d’Afrique Noire n’a pas du tout la même logique,
le même langage qu’un bidonville européen. Suivant les pays,
le bidonville n’est pas perçu de la même façon. Une
des raisons principales est l’ampleur du phénomène ; en
effet, lorsque la moitié de la population urbaine se retrouve dans un
bidonville comme c’est le cas dans beaucoup de grandes agglomérations
africaines, on ne retrouve pas un phénomène de marginalisation
tel que dans les villes qui ne comptent que 10% de sa population en bidonville.
De plus il est difficile de comparer des bidonvilles qui comptent plus de 100
000 habitants avec des bidonvilles qui n’en comptent que quelques milliers.
Il faut aussi ajouter tous les facteurs bioclimatiques, les facteurs socioculturels
qui induisent des morphologies de bidonvilles très variées.
Néanmoins malgré toutes ces disparités, presque tous les
bidonvilles de la planète partagent une caractéristique : leur
illégalité. Les habitants des bidonvilles restent perpétuellement
sous la menace de l’expulsion de leur logement précaire. Certains
bidonvilles ont néanmoins réussi, en se regroupant et en faisant
pression sur les gouvernements, à acquérir leur légalisation.
Certaines favelas autour de Rio constitue de bons exemples. La vie dans ces
bidonvilles devient alors tout autre car les habitants peuvent se projeter dans
l’avenir de manière plus fiable et ainsi entreprendre des projets
à moyen ou long terme. Nous reviendrons plus tard sur l’importance
que revêt le droit à la terre.
Chaque bidonville a son histoire et les modalités de
constitution des quartiers irréguliers varient d’un endroit à
un autre. Il existe presque autant de modèle de bidonvilles que de modèles
de ville.
« Le schéma le plus classique est celui des invasions massives
qui aboutirent par exemple à la création des barriadas autour
de Lima à la fin des années 40 et au début des années
50. Ces invasions étaient soigneusement préparées, presque
planifiées, avec parfois la complicité d’étudiants
et ingénieurs pour établir la taille des parcelles, l’alignement
des rues et l’esquisse sommaire d’un plan masse. Une zone particulière
était choisie à l’avance parmi les terrains publics puis
l’invasion se produisait. La nuit bien sûr puisque le jour les forces
de l’ordre s’y seraient opposées. » Le lendemain les
autorités ne peuvent que constater le fait accompli, l’éviction
ne pouvant se faire que dans un bain de sang.
Il existe aussi des invasions plus douces où de petites colonies de squatters
viennent progressivement s’installer aux franges de la ville. C’est
souvent le cas pour les villes marocaines où les bidonvilles apparurent
à partir du moment où la Médina fut complètement
saturée. Dès que les premiers noyaux sont ainsi érigés,
les bidonvilles grandissent ensuite très vite.
Delhi donne un autre exemple de création de bidonvilles. Leur base est
constituée des abris temporaires des constructeurs qui n’ont pas
été détruits après les chantiers.
Enfin certains bidonvilles sont issus de la "taudification" d’un
quartier qui était auparavant intégré à la ville.
La misère de ces habitants, l’augmentation importante de sa population
pousse à construire des baraques dans tous les vides existants et les
équipements deviennent rapidement obsolètes pour la nouvelle densité
d’habitants.
Dans les pays développés, la création des bidonvilles suit à peu près le schéma suivant. Dans un premier temps, ce sont les hommes qui émigrent et qui vivent dans des chambres, des hôtels ou des foyers plus ou moins misérables. Puis lorsque leur famille les rejoint, ils construisent une baraque sur un terrain laissé à l’abandon au plus près de leur lieu de travail et de certaines commodités comme les fontaines. C’est ainsi que s’est construit le bidonville de Nanterre.
Le lot commun de toutes les zones d’habitats spontanés
est la pauvreté, le manque d’hygiène, un toit fragile, une
surpopulation, bref des conditions de vie extrêmement difficiles. Néanmoins
il me semble que l’on peut distinguer deux types de regroupement d’habitats
précaires.
Le premier que l’on nommera taudis est un lieu de décrépitude
où les désœuvrés s’entassent sans une réelle
conscience de groupe et sans beaucoup d’espoir. La misère y est
d’autant plus grande qu’un laisser-aller règne partout.
Le deuxième type d’habitat précaire est habité par
une population qui a une conscience de groupe, qui a la volonté de vivre
et d’améliorer son quotidien. L’homme du bidonville s’insère
dans une certaine dynamique sociale, avec la conscience d’appartenir à
une culture, à un mouvement.
Il sera par conséquent bien plus facile d’intervenir dans un bidonville
plutôt que dans un taudis car la population peut fournir un engagement
bien plus important.
Des typologies de bidonvilles extrêmement variées, tant au niveau de la taille que de l'organisation.
Fig. 5 Bidonville de Caracas
|
Fig. 6 Bidonville de Rio |
De ce rapide bilan des bidonvilles dans le monde, nous pouvons faire ressortir les points suivants :
• Le phénomène de bidonvilisation est le fruit, et d’une
grande pauvreté, et d’une arrivée massive de populations
dans les grandes villes qui représentent une porte de sortie de la misère
mais qui sont incapables de contrôler et d’accueillir ses immigrants.
dans la majorité des régions du Tiers-monde, l'urbanisme ne peut
faire front à l'urbanisation. Il lui court après et s'essouffle
à réparer dégâts et désordres. L'urbanisme
préventif cède alors la place à l'urbanisme curatif.
• Dans un contexte d’urbanisation galopante dans les pays du Sud,
et avec des taux d’accroissement naturels très importants, les
bidonvilles sont devenus le lieu de vie d’environ un milliard de personnes.
C’est après le problème de la sous alimentation, ce qui
peut être considéré comme le deuxième fléau
de la planète.
• Malgré une prise de conscience du problème au début des années 70, les bidonvilles ont pris aujourd’hui des proportions gigantesques et sont devenus des structures urbaines à part entière, avec une logique, une société, une culture propre.
• Le Larousse définit ainsi le bidonville : agglomération
d’abris de fortune, de construction sommaire réalisé à
partir de matériaux de récupération (bidons, toiles, etc.
…) et dont les habitants vivent dans des conditions difficiles, notamment
à la périphérie des grandes villes. A cela je pense qu’il
faut rajouter le caractère souvent illégal de cet habitat spontané,
le plaçant à la merci d’expulsions pouvant être très
violentes ; et insister sur le fait que le bidonville constitue un tout socialement
dynamique grâce à ses habitants qui ont un sens de la communauté
et aspirent à une amélioration de leurs conditions de vie.
• On peut distinguer aujourd’hui deux grands types de bidonvilles
:
- les bidonvilles qui se situent dans les pays développés et qui
sont issus d’une émigration internationale.
- les bidonvilles des grandes métropoles des pays en voie de développement
et qui sont issus d’un exode rural massif et entretenu par une natalité
galopante.
Les premiers se doivent d’être résorbés par une politique
de relogement adéquate, les pays développés ayant les ressources
suffisantes pour aider cette proportion extrêmement réduite de
leur population sujette au "mal-logement".
Par contre pour les seconds, la quantité de logements et d’équipements
à construire est énorme, et seul un processus de longue haleine
pourrait remédier en partie le problème.
Dans cette étude nous porterons donc plus particulièrement notre
attention vers les bidonvilles des grandes agglomérations des pays en
voie de développement car ce sont ces derniers qui constituent l’enjeu
le plus important.